Les motifs récurrents

Le motif en peinture a été décrit par Erwin Panofski comme un élément visuel correspondant à des objets naturels (êtres humains, animaux, plantes, maisons, etc.) représentés par des lignes, des couleurs, des volumes[1]. Dans son étude sur les éditions illustrées des Fleurs du mal, Marie-Luce Colatrella écrit : « Qu’elles soient anciennes ou récentes, les planches destinées aux Fleurs du mal se caractérisent par des motifs récurrents, parmi lesquels les fleurs, les squelettes et les nus féminins[2] ». À ces motifs, on peut en rajouter quelques autres comme les animaux (les chats en particulier mais aussi les hiboux, l’albatros, le cygne), la mer (y compris les ports et les navires) et enfin la ville. Ces divers motifs se retrouvent assez bien représentés également dans les illustrations qui accompagnent Le Spleen de Paris/Les Petits poèmes en prose.

De loin, le motif le plus utilisé par les illustrateurs de Baudelaire est celui du nu féminin. Baudelaire, dans son Salon de 1846, écrivait au sujet du nu dans la peinture: « Le nu, cette chose si chère aux artistes, cet élément nécessaire de succès, est aussi fréquent et aussi nécessaire que dans la vie ancienne; – au lit, au bain, à l’amphithéâtre. Les moyens et les motifs de la peinture sont également abondants et variés; mais il y a un élément nouveau, qui est la beauté moderne ». De fait, rares sont les illustrateurs de Baudelaire qui n’y ont pas eu recours et pour beaucoup d’entre eux, le motif revient à de multiples reprises. Sur la base d’un échantillon d’une cinquantaine d’ouvrages illustrés des Fleurs du mal[3], nous avons pu constater que parmi les quelque 1 000 illustrations choisies, plus de trois cents avaient pour motif principal le nu féminin, soit environ un tiers de l’ensemble. Cette proportion augmente encore davantage lorsqu’on considère séparément les ouvrages illustrés qui concernent Les Poèmes interdits[4] ; elle peut alors atteindre, dans certains cas, cent pour cent des illustrations. À la lumière de ces données, on peut comprendre qu’une certaine lassitude frappe le lecteur confronté à une telle répétition sur le plan pictural. Mathilde Labbé, citant à ce propos les paroles de Louis Aragon, parle du stéréotype de l’illustration baudelairienne, soit « l’esthétique des garçonnières » et des « femmes maudites[5] », qui a prévalu à une certaine époque. Dans sa note renvoyant à Aragon, elle précise : « Cette esthétique des garçonnières est peut-être celle d’un Lobel-Riche, d’un Chimot ou d’un Laboccetta[6] ». En réalité, durant les années qui s’étendent approximativement de 1930 à 1960, la représentation du nu féminin chez les illustrateurs de Baudelaire s’est souvent exprimée sous une forme d’érotisme conventionnel et mièvre assez éloigné de l’esthétique baudelairienne.

Toutefois, en formulant une telle critique, il faut se garder de tomber dans le piège du jugement de moralité auquel Baudelaire lui-même a été soumis lors de la publication des Fleurs du mal. Les poèmes interdits, caractérisés par une sensualité débordante, sont des pièces maîtresses des Fleurs du mal qui témoignent de la fascination de Baudelaire pour la transgression et sa volonté affirmée d’extraire le Beau de toutes les noires profondeurs[7]. Que les illustrateurs aient cherché à mettre en évidence cet aspect de la poésie baudelairienne n’a donc rien de surprenant. Cette sensualité débordante, cet érotisme, se retrouvent également dans plusieurs autres poèmes des Fleurs du mal dont, entre autres, « Le Serpent qui danse », « À une Madone », « La Géante », « Une Martyre » ou même « L’Invitation au voyage ». Si problème il y a dans l’utilisation récurrente du nu féminin chez les illustrateurs de Baudelaire, il ne réside pas dans le caractère plus ou moins érotique des images qu’ils proposent mais plutôt dans la banalisation du travail même d’illustration. Chez certains, tels Martin Van Maele, Luc Lafnet ou encore Paul Émile Bécat, la banalisation est liée étroitement à une spécialisation dans l’image érotique qui trouve à s’exprimer de façon monotone et répétitive dans les nombreux ouvrages qu’ils ont illustrés de cette manière. Chez d’autres, elle est le fait d’une absence de créativité dans le travail d’illustration. C’est ce qui amène Eric T. Haskell, par exemple, lorsqu’il commente le travail d’illustration de Maurice Leroy pour le poème « Bénédiction », à faire le commentaire suivant : « Très clairement, cette image fait ressortir l’incapacité totale de l’artiste d’entrer dans l’univers du poète et fournit une illustration parfaite de ce que l’on pourrait décrire comme une profonde incompréhension des rapports entre l’image et le texte[8] ».

Dans son étude de 2002, Marie-Luce Colatrella souligne que dans les éditions illustrées des Fleurs du mal des années 1900-1920, la présence de nudités est déterminée soit par le titre du poème, soit par un passage du texte lui-même. La plupart des autres nudités, ajoute-t-elle, correspondent à des allégories (beauté, luxure ou vice, toutes sortes d’allégories ont été ainsi incarnées). Mais il en va différemment à ses yeux des illustrations des dernières décennies du XXe siècle qui ne confèrent pas le même statut au nu. L’allégorie a disparu : les artistes contemporains, tels Cartier-Bresson (LII), David Schorr, Daniel Hulet ou Louis Joost (LV), « se sont libérés du symbolisme pour exprimer avec intensité leur conception de l’érotisme baudelairien, prouvant par là-même qu’ils ont perçu la modernité de Baudelaire ». Cette dernière tendance se poursuit encore aujourd’hui mais avec un langage pictural plus varié et plus inventif. Ce qui frappe, toutefois, depuis le début des années 2000, c’est la diminution de la place du nu féminin dans le travail des illustrateurs récents de Baudelaire, plus particulièrement chez ceux qui opèrent dans le cadre d’un format numérique.

Les autres motifs récurrents utilisés par les illustrateurs de Baudelaire occupent une place nettement moindre dans l’ensemble du travail d’illustration de ces derniers mais, en revanche, laissent à ceux-ci une plus grande latitude pour exprimer leur fantaisie. Le motif du chat par exemple, apparaît à six reprises dans les illustrations de Joos (LV) pour Les Fleurs du mal et occupe quelque dix pages sur les 144 du volume. Des animaux comme les chiens, les hiboux et l’albatros se retrouvent également dans ses illustrations, de même que des motifs tels que les squelettes ou encore la ville. Dans sa façon d’aborder ces différents motifs, Joost fait preuve d’une grande diversité, tant sur le plan technique (aquarelle, encre de chine, pastel) que sur le plan de la ligne ou de la couleur). La même remarque s’applique à nombre d’autres illustrateurs tels Georges Rochegrosse (XI), Carlo Farneti (XXVIII), Jacob Epstein (XXVIX), Claude Serre (XLIX), Victor Delhez (XXXIX), Arnaud d’Hauterives (L), Philippe Rosenthal (LVI), et de Jan Van Oost (LIV).

[1]      E. Panofsky, Essais d’iconologie, trad. fr. Paris, Gallimard, 1967, p. 17. Voir aussi Georges Roque, Le peintre et ses motifs, Communications, Vol. 47, 1988. pp. 133-158.
[2]      Marie-Luce Colatrella, « Figuration, érotisme et modernité dans les éditions illustrées des Fleurs du mal » , FRANCOFONIA, Vol. 54, printemps 2008, p. 229.
[3]      Il s’agit de la compilation d’Herman Post sur Internet que l’on retrouve à l’adresse suivante : http://www.deoudekrantenlezer.nl
[4]      Les « poèmes interdits », aussi appelés « Pièces condamnées », sont les six suivants : Les Bijoux, Le Léthé , À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes Damnées et Les Métamorphoses du vampire.
[5]      Mathilde Labbé, « Baudelaire, Rouault, Matisse : l’illustration performative », Québec français, No 161, Printemps 2011, p. 27.
[6]      Idem., note 4.
[7]      Ce n’est que le 31 mai 1949 que la Cour de cassation a levé l’interdiction qui frappait ces poèmes. Concernant l’arrêt de réhabilitation de Charles Baudelaire, voir : http://ledroitcriminel.free.fr/le_phenomene_criminel/crimes_et_proces_celebres/baudelaire. htm
[8]      Eric T. Haskell, « Image-Text intersections, Baudelaire and Benediction », Image-text Intersections – Baudelaire and Benediction, Interart poetics : Essays on the Interrelations of the Arts and Media, 1997, p. 213.