Le rapport entre l’image et le texte

Dans la préface d’un ouvrage collectif intitulé Poésie et illustration, édité sous sa direction, Lise Sabourin écrit : « De même qu’on a pu demander aux poètes de reproduire le réel, ce qui, a priori, ils sont moins tentés de faire que les dramaturges ou les romanciers, de même on s’est cru souvent autorisé à juger d’une illustration sous l’angle de la fidélité au texte. Or elle peut assumer bien d’autres objectifs : figurer à sa manière la force onirique du verbe, assumer une fonction discursive avec le poème, commenter en contrepoint son genre par l’apport, différé ou concomitant, de ses propres codes formels, convergents ou différenciés[1] ».

Il n’est pas difficile, comme on le verra, de retrouver ces divers types de comportements chez les illustrateurs de Baudelaire. Du mimétisme ouvertement assumé à l’abstraction en passant par le symbolisme, tous les moyens sont bons pour réaliser ces objectifs. Ce qui importe d’abord et avant tout, c’est de faire en sorte que le rapport entre l’image et le texte interpelle le lecteur. Mais cela demande une ouverture et un effort de la part de ce dernier dès lors que l’image ne se contente pas de représenter le texte mais cherche à l‘illuminer, pour reprendre les mots de Haskell[2].

On retrouve, parmi les illustrations que nous avons retenues, un exemple clair de mimétisme dans l’illustration de Tony George-Roux pour le poème « Une Martyre » (X). L’image transpose directement la situation décrite dans la première moitié du poème, soit celle d’une femme nue et décapitée, étendue sur un lit, avec à ses cotés, sur une table, la tête qui fait face au lecteur. Peu de liberté est pris par rapport au texte. Malgré le caractère sinistre de la scène, ni le tronc nu « dans le plus complet abandon », ni la tête au visage presque souriant, interpellent le lecteur. L’image en fait neutralise l’aspect angoissant du tronc du fait de la sérénité du visage. En comparaison, l’illustration du même poème par Émile Bernard, un an plus tôt, introduit une atmosphère plus sombre où seul le tronc se démarque nettement, la tête disparaissant dans la pénombre. Pour Bernard, manifestement, c’est le caractère sombre et morbide du poème qui l’emporte. Quatre ans plus tard, en 1920, Louise Hervieu s’attaque à son tour au même poème qu’elle illustre en faisant presque disparaître le tronc et la tête de la femme dans le décor de la pièce telle que décrite dans les deux premiers quatrains, comme si elle voulait occulter cette scène révoltante. Enfin, près d’un siècle plus tard, en 2003, Daniel Hulet propose sa propre interprétation du poème qui met en évidence à la fois le tronc, dominant l’avant-scène de l’illustration, ainsi que la tête, aux traits accentués et grimaçants[3], dans une présentation combinant à la fois érotisme et mort. Dans chaque cas, comme on peut le constater, le point de départ est une représentation relativement fidèle de la scène décrite dans le texte (on peut parler en ce sens de mimétisme), mais avec des accents qui diffèrent et mènent le lecteur vers des voies distinctes.

Cependant, plusieurs illustrateurs de Baudelaire sont allés beaucoup plus loin en refusant d’illustrer en tant que tel le texte, soit en proposant des illustrations qui n’ont pas de lien évident avec celui-ci, soit en présentant des images qui sont de pures abstractions. Un exemple particulièrement intéressant d’illustrations sans lien figuratif évident avec le texte nous est fourni par Matisse (XXXV). Celui-ci illustre les poèmes qu’il a lui-même choisis par des portraits épurés de visage de femme qui varient subtilement d’un poème à l’autre, soit dans la pose, soit dans les accessoires. Matisse, écrit Clara Débard, « déconcerte souvent le lecteur, même contemporain, par ce qui peut sembler être de l’indifférence à l’endroit de l’œuvre, puisqu’il ne fait jamais que poursuivre ses propres recherches, parfois répétitives, dans l’art du portrait épuré[4] ». Il n’est plus question ici de comparaison entre l’image textuelle et l’image visuelle. On se trouve plutôt en présence d’une mise en rapport de « correspondances latentes[5] » entre deux modes d’expression d’esthétique. D’autres illustrateurs, tels Rodin (II), Rouault (XLII) ont suivi un cheminement assez semblable.

Dans le cas des illustrateurs qui ont choisi de s’exprimer dans un langage abstrait pour illustrer Baudelaire, tels Alison Hildreth (LIII), Aimei Osaki (LX), Xinjian LU (LXIII) et Anna Maria Karolak (LXVI), la question du lien entre l’image et le texte se pose avec plus de force encore. Philippe Kaenel, dans une communication présentée lors du 9e Congrès international pour l’étude des rapports entre le texte et l’image en 2011 à Montréal, expose le problème dans les termes suivants : « L’expression « illustration abstraite » pourrait sembler paradoxale ou même oxymorique. Aux XXe et XXIème siècles, il est toutefois légitime de se demander si la pratique de l’« illustration » peut ressortir à l’« abstraction » ou si, inversement, une œuvre abstraite peut prétendre « illustrer » quelque chose [6]…».

Tel qu’il est posé, le problème peut sembler plutôt sémantique et éloigné de la réalité. Mais si l’on considère qu’une œuvre picturale abstraite, encore de nos jours, ne passe pas aisément dans le public parce qu’elle a peu ou pas de lien apparent avec « la réalité », ou qu’elle ne « représente rien », il y a tout lieu de s’interroger sur le bien fondé d’un tel jugement. Pour lever l’obstacle, il faut s’interroger sur le rapport de l’image au réel.

Dès ses origines, la peinture a cherché à reproduire de façon relativement fidèle ce que la vue pouvait saisir. Du XVe au XVIIe siècles, cette approche s’est graduellement imposée au point de devenir une véritable discipline. Mais avec le temps, les peintres ont commencé à prendre leurs distances par rapport à la réalité, tant sur le plan de la couleur que de la ligne (impressionnisme, fauvisme, cubisme, etc.), puis éventuellement en laissant tomber toute velléité de représentation. Tout au long de cette évolution, les peintres n’ont pas cessé d’approfondir leur rapport à la réalité. Kandinsky, un des initiateurs de l’art abstrait, considérait que les couleurs et les formes pouvaient communiquer des vérités spirituelles, cachées derrière les apparences quotidiennes et qui sont difficiles à décrire par les mots[7].

Le même phénomène s’est produit chez les illustrateurs, à cette différence près que la réalité pour ces derniers n’était pas la réalité extérieure mais celle du texte. Celle-ci ne se limite pas à la narration et aux images fournies par le texte mais aussi aux sensations véhiculées par ce dernier. C’est en ce sens que Sophie Verbeek (LIX), qui a publié en 2005 une illustration calligraphiée de certains poèmes intitulée Quelques Fleurs du mal, écrit avoir voulu « faire corps avec cette poésie voluptueuse où le pouvoir des mots […] fut pour [elle] un terreau de recherches[8] ».

[1]      Lise Sabourin, Poésie et illustration, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2009, P. IV.
[2]      Eric T. Haskell, Image-Text Intersections. Baudelaire and « Benédiction », p. 211.
[3]      Pour reprendre les termes de Marie-Luce Colatrella, idem, p. 231.
[4]      Clara Débard, « Deux tempéraments artistiques face aux Fleurs du mal :  Rodin  et Matisse », dans Poésie et illustration, sous la direction de Louise Sabourin, Presses universitaires de Nancy, 2009, p. 316.
[5]      Louise Sabourin, idem, note 12.
[6]      Philippe  Kaenel, « L’illustration abstraite  au XXe siècle  : Un paradoxe  lessingien ? », http://aierti-iawis-2011.uqam.ca/en/l-illustration-abstraite-au-xxe-si-cle-un-paradoxe-lessingien
[7]      Art abstrait.
[8]      Sophie Verbeek, citée par Mathilde Labbé, « Apport des corpus non littéraires à l’étude de la réception des œuvres littéraires : Baudelaire de la critique au marketing » Équinoxes, No 12, Printemps/Été 2009