L’évolution sur l’ensemble de la période

Entre 1866, année où Félicien Rops illustre Les Épaves avec un frontispice élaboré de concert avec Baudelaire, et aujourd’hui, l’illustration baudelairienne fait l’objet de plusieurs transformations. Un premier constat, le plus fascinant à bien des égards, est celui de la constance de l’intérêt des illustrateurs pour Baudelaire au fil des ans. Certes celui-ci a varié dans le temps. Si on laisse de côté le frontispice de Rops, ce n’est qu’en 1887 qu’un illustrateur, Rodin en l’occurrence, décide de s’attaquer à l’œuvre de Baudelaire. Par la suite, l’intérêt des illustrateurs pour Baudelaire ira croissant, assez lentement d’abord jusqu’en 1920, puis plus rapidement pour atteindre un sommet entre 1940 et 1950 (40 nouveaux illustrateurs durant cette seule décennie) et se stabiliser enfin jusqu’aux années 2000 (de 10 à 25 nouveaux illustrateurs par décennie). On assiste, depuis 2000, à une recrudescence du nombre d’illustrateurs de Baudelaire (plus de 36 jusqu’à date). Au total, on se retrouve en 2017 avec quelque 212 illustrateurs.

Un second constat concerne l’origine des illustrateurs. Si ceux-ci sont surtout d’origine française jusqu’au début des années 1920, un nombre croissant d’illustrateurs non-français commence à se manifester dans les décennies qui suivent. Déjà dans les années 1920-1930, un tiers des illustrateurs étaient d’origine non française. Cette proportion grimpera à 42 % durant la décennie 1930-1940, puis retombera à 25 % durant les années 1940 à 1960. Mais la décennie 1960 – 1970 marque un tournant : pour la première fois, le nombre des illustrateurs non-français dépasse celui des illustrateurs français. Cette prédominance se maintiendra par la suite de façon ininterrompue jusqu’à nos jours, les illustrateurs étrangers représentant, d’une décennie à l’autre, environ 70 % de tous les illustrateurs de Baudelaire. C’est dire l’immense intérêt porté à cet écrivain français en dehors de la France.

De quelle nationalité ces illustrateurs non français de Baudelaire sont-ils ? Durant l’ensemble de la période 1866 à 2017, des illustrateurs de 24 nationalités différentes se sont intéressés à Baudelaire[1]. Parmi ceux-ci, on retrouve 13 Américains, 12 Italiens, 8 Belges, 8 Néerlandais, 8 Allemands, 3 Espagnols, 3 Anglais, 2 Grecs, 2 Polonais, 2 Japonais, 2 Suisses, 2 australiens, 1 Autrichien, 1 Finlandais, 1 Norvégien, 1 Russe, 1 Hongrois, 1 Turc, 1 Albanais, 1 Canadien, 1 Cubain, 1 Philippin, 1 Polonais et 1 Ukrainien. Comme on peut le constater, l’intérêt des illustrateurs pour Baudelaire s’est non seulement maintenu au fil des ans mais s’est aussi considérablement élargi sur un plan géographique. Reste à voir maintenant comment le travail d’illustration lui-même a évolué pendant cette période. Plusieurs constats ressortent à cet égard.

Tout d’abord, il est clair que ce travail d’illustration de Baudelaire ne s’est pas réalisé en marge des grands courants picturaux qui ont émaillé l’ensemble de la période. Largement ancré dans le symbolisme et se situant au départ dans le mouvement de la décadence, il s’est ensuite ouvert à d’autres écoles au fur et à mesure de leur apparition mais sans que l’on puisse à aucun moment identifier un courant dominant. Tant la volonté d’indépendance des illustrateurs que la multiplication des écoles picturales elles-mêmes ont empêché qu’il en soit ainsi. De nos jours, par exemple, assimiler le travail d’un illustrateur à l’art abstrait ne signifie plus grand chose lorsque l’on sait que l’abstraction couvre des mouvements aussi divers que l’abstraction géométrique, l’abstraction lyrique, l’expressionnisme abstrait, le « tachisme », le « op art », l’art minimal, l’art conceptuel, la peinture gestuelle et la peinture aléatoire. Mais s’il est de plus en plus difficile de rattacher le travail créatif d’un illustrateur à une école particulière (à moins qu’il l’ait fait lui-même explicitement), il n’en demeure pas moins que des influences diverses peuvent toujours être découvertes, ce qui a le mérite de pas être trop compromettant.

Autre constat intéressant, les illustrateurs de Baudelaire ont eu recours à une large gamme de techniques d’illustration, s’adaptant au fil des ans aux plus récentes innovations. S’ils ont surtout utilisé depuis Rops jusqu’au milieu du XXe siècle les techniques usuelles de la gravure (bois, eaux-fortes, lithographies, photogravure, etc.) et de la peinture (huiles, aquarelles, gouaches), ils se sont intéressés par la suite à d’autres techniques comme la peinture à l’acrylique et, plus récemment, à la peinture numérique. Prenant appui sur de nombreux logiciels de peinture numérique[2]  et encouragée par ce moyen de diffusion extraordinairement efficace et ouvert à tous qu’est le Web, l’utilisation de cette dernière technique a facilité l’émergence d’une nouvelle catégorie d’illustrateurs constituée de personnes souvent peu connues, relativement jeunes et qui ne demandent qu’à donner libre cours à leur imagination. Un nombre surprenant de ces derniers s’est intéressé à Baudelaire, donnant ainsi une nouvelle impulsion à l’illustration baudelairienne[3].

Un troisième et dernier constat sur l’évolution de l’illustration Baudelairienne depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à maintenant concerne les changements intervenus dans les images mêmes. Deux phénomènes ressortent plus particulièrement. Le premier concerne la place de la couleur dans les illustrations. On sait que pour Baudelaire, couleur et poésie étaient intimement liées. Dans Le Salon de 1846, il termine l’exposé de ses vues sur la couleur, dans la section III, par cette phrase : « Les coloristes sont des poètes épiques ». Un peu plus loin, dans la section IX qui traite du portrait, il revient sur  cette  même  idée en parlant de la  méthode  propre aux coloristes de faire un tableau. Or, les premiers illustrateurs de Baudelaire ont assez peu fait de place à la couleur. Il faut dire que les techniques de la gravure, largement utilisées alors par les illustrateurs, ont traditionnellement privilégié le dessin sur la couleur. Donc, jusqu’au début des années 1920, les illustrations de Baudelaire sont principalement en noir et blanc, plus occasionnellement avec des teintes ajoutées à un dessin préexistant par la technique du lavis, (utilisation d’une seule couleur, encre de Chine, sépia, bistre le plus souvent), qui sera ensuite diluée pour obtenir différentes intensités de couleur. Si on fait abstraction de Matisse avec son tableau de 1904 intitulé « Luxe, calme et volupté » (VII), deux illustrateurs, Carlos Schwabe (VI) et Georges Rochegrosse (XI), se démarquent vraiment durant cette période par leur utilisation poussée de la couleur. Au fil des ans, cependant, l’illustration en couleur va graduellement s’imposer, puis prendre le dessus à partir des années 1970, mais sans écarter l’illustration en noir et blanc encore favorisée par les illustrateurs attachés aux traditionnels processus de gravure. L’arrivée de la peinture numérique, avec les immenses possibilités qu’elle offre dans le domaine de la couleur, risque-t-elle de faire pencher définitivement la balance en faveur de la couleur parmi les illustrateurs de Baudelaire ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais si on en juge par ce qui s’est produit dans le domaine de la photographie artistique, l’illustration en noir et blanc n’est pas sur le point de disparaître.

Le second phénomène à souligner en rapport avec l’image est « l’évolution du statut de l’iconographie », pour reprendre les termes de Marie-Luce Colatrella[4]. Comme l’explique cette dernière, « l’allégorie symboliste tend à disparaître des recueils contemporains, de même que le pittoresque figuratif. L’image, subordonnée au texte de la plupart des premières éditions illustrées, devient structurante dans les éditions contemporaines[5] ». Pour se convaincre de la distance parcourue à cet égard, il suffit de comparer, parmi les illustrations retenues, celles du tout début, dont Rodin (II), Rassenfosse (V), Schwabe (VI), Chapront (VIII) George-Roux (X), Hervieu (XIII), Lobel-Riche (XIV), avec celles des années 2000, plus spécialement Hildreth (LIII), Joos (LV), Lefebvre (LVII), Manson (LVIII), Amano (LVIII), Tahiri, (LXII), Osaki (LXIII), Van Oost (LIV), Verbeek (LIX), Lu (LXV), Karolak (LXVI). Ce qui ressort de cette longue évolution, en définitive, c’est que les illustrateurs de Baudelaire, après avoir exploré sa poésie sous toutes ses facettes et à partir de multiples perspectives, utilisent maintenant celle-ci de plus en plus comme stimulant pour créer leur propre poésie picturale.

Les quelque soixante-dix illustrations que nous avons retenues pour ce panorama de l’illustration baudelairienne débutent par un travail très particulier, le frontispice des Épaves dessiné par Félicien Rops (I). L’ouvrage a ceci de remarquable qu’il a été créé sous les directives de Baudelaire lui-même qui avait une idée précise de ce qu’il voulait. Le motif de l’arbre squelette, emprunté d’une gravure ancienne, lui servit de point de départ pour guider le travail d’illustration. Celui-ci fut initialement confié à Bracquemond mais insatisfait du résultat obtenu, Baudelaire se tourna vers Félicien Rops chez qui il trouva un interprète plus compréhensif et plus près de lui sur le plan des idées. Le jeune graveur se révéla à la hauteur d’une confrontation dont devait naître le frontispice qui ouvre la Partie II de cette étude[6]. Étrangement, il a fallu attendre plus de vingt ans avant qu’un autre illustrateur se risque à une telle entreprise. C’est à partir de 1888, avec Rodin (II), que l’illustration baudelairienne prend vraiment son essor.

[1]      Pour une image plus complète, voir infra la liste des illustrateurs de Baudelaire par ordre alphabétique.
[2]      Pour une meilleure idée de l’évolution en ce domaine, voir : WIKIPÉDIA, La peinture numérique.
[3]      Un exemple intéressant de cette nouvelle mouture d’illustrateurs de Baudelaire est celui de Anna Maria Karolak (LXI). Il a été impossible par ailleurs d’établir un décompte précis de ces illustrateurs qui sont éparpillés un peu partout sur la Toile. Dans les illustrations que nous avons retenues, celles qui relèvent de la peinture numérique sont identifiées explicitement.
[4]      Marie-Luce Colatrella, idem, p.234 (Résumé).
[5]      Idem.
[6]      Voir à ce sujet l’excellent ouvrage publié par le Musée provincial Félicien Rops intitulé Autour des Épaves de Charles Baudelaire, Namur, 1999 (André Guyaux, Hélène Védrine).